«Dans le mot copropriétaire, il y a d’abord le mot propriétaire». Cette affirmation du Conseiller à la Cour de cassation Paucot assénée dans les années 70 avait marqué les esprits : elle était parfaitement justifiée au regard de l’historique de la copropriété «indivision forcée» (subie) alors que le Code civil, (article 815 dans sa version de 1804) se résumait à quelques mots antithétiques : «Nul ne peut être contraint de demeurer dans l’indivision». Il est vrai que, selon l’exposé des motifs de la loi de 1965 l’un des buts essentiels de celle-ci était de garantir les droits des copropriétaires contre des stipulations contractuelles abusives. Pour répondre à cet objectif, le législateur a introduit à l’article 8 de la loi les dispositions aux termes desquelles le règlement de copropriété ne peut imposer de restrictions aux droits des copropriétaires qui ne soient justifiées par la destination de l’immeuble. En sorte que le rôle premier de la notion de destination de l’immeuble est d’encadrer les droits du copropriétaire. Certes, cet encadrement se fait à partir d’une notion dont les auteurs ont souligné, avec le Professeur Michalopoulos, qu’elle était vague, laissant place à l’arbitraire et à l’indétermination, ceci quand bien même le texte de loi précise qu’elle est «définie» par les actes, les caractères de l’immeuble et sa situation, soit, selon l’expression de Daniel Sizaire, un mélange de critères objectifs (destination des parties privatives, caractères de l’immeuble, sa situation) et subjectifs (la situation sociale des occupants), autrement dit l’ensemble des considérations qui ont conduit le copropriétaire à faire l’acquisition de son lot. En définitive les quatre mots «destination de l’immeuble» pourraient être remplacés par le mot unique de «standing» et l’article 8 se lirait sans doute beaucoup plus aisément s’il était écrit que le règlement de copropriété ne peut imposer de restrictions aux droits des copropriétaires qui ne soient justifiées par son standing. Il est vrai que le mot n’a pas une presse favorable, en tout cas auprès des juges (qui ne l’emploient que très rarement) alors qu’il est un argument essentiel de la vente d’un bien immobilier.
Il ne faut pas confondre destination des parties privatives et communes et destination de l’immeuble. Les premières ne sont qu’un des éléments constitutifs de la seconde : si le règlement de copropriété précise que les lots sont constitués par des appartements cela signifie que la destination de ces lots restreint les droits du copropriétaire qui par exemple ne pourra pas modifier cette destination … sauf à obtenir l’accord unanime de tous les copropriétaires. Dans le respect de chaque destination de lot le règlement de copropriété peut prévoir des restrictions quant à son affectation : interdiction de louer un appartement en meublé, interdiction d’exercer certaines activités dans les locaux professionnels ou de certains commerces pour les locaux commerciaux. Si le juge ne peut modifier la destination du lot, il appréciera en revanche la validité des clauses restrictives d’affectation de ces lots au regard de la destination de l’immeuble. C’est donc le juge du fond qui seul a compétence pour apprécier in concreto si une restriction aux droits du copropriétaire est ou non justifiée par le «standing» de l’immeuble, chaque immeuble ayant son «standing» propre.
Il est vrai que cette notion a subi depuis 1965 plusieurs atteintes. Par les juges du fond tout d’abord qui ont parfois reconnu le caractère évolutif de la destination de l’immeuble. On pouvait penser en effet que la destination de l’immeuble était fixée une fois pour toute lors de la mise en copropriété de l’immeuble. Pourtant, il est vrai que les caractères mêmes de l’immeuble peuvent évoluer : le «standing» peut baisser ou le quartier bénéficier d’un embourgeoisement évident. Toutefois, comme l’ont écrit Givord, Giverdon et Capoulade, il ne faut pas ériger en principe le caractère évolutif de la destination de l’immeuble dont la définition se situe au moment de l’établissement de la copropriété. En second lieu, le législateur a introduit dans la loi du 10 juillet 1965 des dispositions restrictives aux droits des copropriétaires qui ne se trouvent pas justifiée par la destination de l’immeuble : il en va ainsi des articles 8-1 et 35 qui ne permettent pas au copropriétaire de disposer librement de son bien mais le soumettent à un droit de «priorité» des autres copropriétaires qui relève davantage de l’intérêt individuel que de l’intérêt collectif, ce alors même que la Cour de cassation avait affirmé par le passé le principe selon lequel la vente du lot est étrangère à la notion de destination de l’immeuble.
Mais la notion de «destination de l’immeuble» n’a pas un rôle limité au contrôle de validité des clauses du règlement de copropriété : ces mots sont utilisés à neuf reprises dans la loi du 10 juillet 1965. Essentiellement, quelles que soient les clauses du règlement de copropriété, le copropriétaire ne doit porter atteinte «ni aux droits des autres copropriétaires ni à la destination de l’immeuble» (art. 9 de la loi) et le copropriétaire ne peut être autorisé à toucher aux parties communes ou à l’aspect extérieur de l’immeuble que si les travaux envisagés sont conformes à la destination de l’immeuble (art. 30). Ensuite la destination de l’immeuble constitue également une limite aux droits de l’assemblée générale posée par les dispositions de l’article 26 de la loi, limites à caractère général en prohibant l’aliénation des parties communes dont la conservation est nécessaire «au respect» de cette destination ou encore en prohibant le vote de résolutions modifiant la destination de l’immeuble. D’autres articles de la loi limitent certaines décisions à caractère spécial : telle l’autorisation de travaux d’accès aux personnes à mobilité réduite qui porteraient atteinte à cette destination (art. 25-2) ou la suppression du service de conciergerie lorsqu’elle porterait atteinte à la destination de l’immeuble (art. 26). Enfin, la loi fait une application particulière de cette notion en ce qui concerne le vote de travaux d’amélioration en ce qu’elle exige que ces travaux soient conformes – on pourrait dire justifiés – par la destination de l’immeuble (art. 30).
On a bien compris in fine que la destination de l’immeuble joue essentiellement un rôle de protection des droits individuels des copropriétaires leur garantissant la pérennité des éléments qui les ont conduits à acquérir leur lot. Jean-Robert Bouyeure, nous dit que la destination de l’immeuble est «presque un mythe, chacun lui doit respect et dévotion». La question qui se pose présentement est celle de savoir si la destination de l’immeuble telle que conçue dans la loi du 10 juillet 1965 ne contribue pas à figer les immeubles en copropriété en accordant une protection excessive aux propriétaires et à leur égoïsme ? La France issue de la Révolution a été construite selon le principe du caractère absolu du droit de propriété immobilière. Principe remis en cause par la puissance publique et sa faculté (en constante progression) d’exproprier les personnes de droit privé. Certes, s’agissant de copropriétés en difficulté, ce droit a été étendu ces dernières années au profit d’opérateurs qui peuvent se voir confier la reprise en mains de copropriétés en difficulté, voire (pour l’instant, à titre temporaire) par voie d’expropriation des parties communes de l’immeuble. Faut-il aller plus loin et permettre au syndicat des copropriétaires de prendre des décisions d’intérêt général susceptibles de modifier la destination de l’immeuble ? C’est-à-dire de limiter ou de remettre en cause les droits individuels que garantit la destination de l’immeuble ? On notera, par exemple, que la destination de l’immeuble telle que conçue dans le Code civil du Québec est très proche de la conception française. Pour autant la loi permet à l’assemblée générale statuant à la majorité de 90 % des voix de modifier la destination de l’immeuble. Certes, il s’agit d’un pas timide dont pourrait s’inspirer la loi française, par exemple en autorisant ces modifications à la double majorité de l’article 26 à condition d’être motivée par l’intérêt légitime de la personne morale du syndicat des copropriétaires. Ceci d’autant que le législateur a fait un premier pas en ce sens en autorisant l’assemblée générale à modifier le règlement de copropriété pour prohiber l’affectation de certains locaux d’habitation en meublé de tourisme (nouvel article 26 d de la loi). Modification sans doute souhaitable pour trouver le juste «point d’équilibre entre les droits individuels et l’intérêt collectif».
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Article paru dans les Informations Rapides de la Copropriété numéro 709 de juin 2025