[N° 613] - Entretien avec Jean-Luc Bernette, concepteur du logiciel Coprolib'

par Edilaix
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Quelle mise en place du fonds de travaux ?

Jean-Luc Bernette est ingénieur de formation, expert en conception et développement de logiciels. A la suite de la défaillance d’un syndic professionnel dans sa copropriété il y a 13 ans, il s’est proposé comme syndic bénévole. C’est alors qu’il a développé, grâce à son expertise sur des logiciels de comptabilité, un logiciel spécifique à la gestion de copropriété. Ainsi est né Coprolib’ qui est commercialisé depuis 2011 par l’entreprise JLB Logiciels dont les prestations visent essentiellement les syndics bénévoles.
Si l’application comptable des dispositions de la loi ALUR ne pose pas de problème majeur, il en va en revanche différemment, selon lui, pour la mise en place du fonds travaux instauré par la loi.

Crédit photo : Coprolib' ©JLB Logiciels.

Quelles sont les incohérences que vous relevez dans l’application de la loi ALUR au regard du décret de 2005 fixant les règles de la comptabilité en copropriété ?

Jusqu’à présent, nous avions des «avances» par nature remboursables et non affectées, et des «provisions» par nature non remboursables car affectées1. Avec le fonds de travaux, nous nous retrouvons au choix avec une «avance non remboursable» ou une «provision non affectée», en tout cas avec une nouvelle nature de fonds.
En découle un problème de nomenclature comptable. L’arrêté de 2005 prévoit deux comptes : 102 «Provisions pour travaux décidés» et 103 «Avances»2. Ni l’un ni l’autre ne conviennent vraiment. Plutôt que de mélanger des fonds de natures différentes, je serais favorable à la création d’un nouveau compte (105 pour être cohérent). Au passage, il faudrait prévoir un compte 450-5 pour la subdivision des comptes copropriétaires, le cas échéant3. Et il faudrait revoir l’annexe 1 (état financier) pour ajouter le compte 105 en haut à droite de ce tableau.
Si on ne change rien, autant utiliser le compte 103 car les règles comptables de report en clôture d’exercice du compte 102 (via le compte 12) ne s’appliquent pas au fonds de travaux (ou alors on mélange vraiment tout). Mais alors il faut être vigilant lors des mutations...
Enfin, il faudrait préciser le schéma d’écritures comptables lors de l’utilisation des fonds (a priori débit 105 ; crédit 102) et lors de l’approbation des comptes pour des travaux terminés avec un montant réalisé inférieur au montant financé (solde au crédit du compte 105 ou réparti sur les comptes copropriétaires ?).


La loi ALUR impose à compter du 1er janvier 2017 la création d’un fonds travaux alimenté à hauteur de 5 % par an du budget prévisionnel. Quelles difficultés soulève l’application de cette mesure ?
Le premier problème pratique est le vote en assemblée. Précisons d’abord que ce vote ne concerne pas la création du fonds de travaux4, qui existe de fait, mais le taux de cotisation. Beaucoup interprètent ces 5 % comme une valeur «par défaut» alors que pour ma part, je ne vois que ce qui est écrit, à savoir une valeur «minimum» (si l’assemblée vote par exemple, un taux de 1 %, un copropriétaire peut contester cette décision dans les conditions habituelles de l’article 42). Le syndic doit mettre à l’ordre du jour une résolution portant sur le taux de cotisation, mais l’assemblée peut très bien voter contre. Que fait-on alors ? Je ne pense pas que le syndic pourrait agir à l’encontre d’une décision de l’assemblée. Donc on reste avec un fonds de travaux qui certes existe, mais qui est vide ! Ou alors, il faudrait ajouter dans l’article 14-2 : «A défaut d’accord de l’assemblée générale, ce taux est fixé à 5 %».

Mais la principale difficulté réside dans la répartition de ce fonds. Dans la plupart des cas, le budget prévisionnel est ventilé selon plusieurs «clés de répartition» (ex : charges générales, bâtiments A / B, ascenseur, chauffage). Cette ventilation est bien adaptée aux charges courantes, mais pas forcément aux travaux. Le taux de cotisation, exprimé en % de ce budget, doit-il respecter la même ventilation ou être réparti uniquement en tantièmes généraux ? L’assemblée peut-elle décider de la règle de répartition ?
Dans le cas extrême d’une petite copropriété où 3/4 du budget sont des charges d’eau froide, réparties selon les consommations individuelles, potentiellement très différentes des tantièmes généraux, la question a un impact important.
La loi dispose que les cotisations du fonds de travaux sont réparties comme les charges relatives à la conservation, l’entretien et l’administration des parties communes5, ce qui exclut la catégorie des charges relatives aux équipements et services (ex : ascenseur, chauffage, eau froide) mais laisse quand même une possibilité de ventilation entre parties communes générales et spéciales (bâtiments, parkings...).
Si on ventile le fonds de travaux selon différentes clés de répartition, on se retrouve au final avec un fonds de travaux par bâtiment et potentiellement des taux de cotisation différents. D’où une complexité supplémentaire. Sans parler de la répartition des produits financiers issus du placement de ces fonds...
Si on a constitué un fonds de travaux réparti en tantièmes généraux et qu’on l’utilise pour des travaux à la charge du bâtiment A, les copropriétaires du bâtiment B seront lésés. Il faudrait, dans ce cas, agir comme on le fait aujourd’hui avec l’avance travaux, à savoir rembourser en tantièmes généraux et appeler le même montant au bâtiment A seulement. Mais le fonds de travaux est par nature non remboursable... De plus, se pose la question du vote en assemblée générale : les travaux du bâtiment A sont votés (en général) selon les tantièmes du bâtiment A, et il en va de même du financement de ces travaux ; les copropriétaires du bâtiment A peuvent-ils décider d’utiliser le fonds de travaux commun pour financer leurs travaux spécifiques ?
La solution comptable propre serait plutôt de créer un sous-compte (105xxxx) pour chaque lot, crédité par les appels de cotisation (répartis en tantièmes généraux) et débité par l’utilisation du fonds (répartie selon la clé propre à chacun des travaux financés). Il faudra alors dans ce cas être attentif lors de l’utilisation du fonds à ce que la quote-part d’un lot ne devienne pas négative !

1- Décret du 17 mars 1967, article 45-1.
2- Arrêté du 14 mars 2005, article 7.
3- Décret du 14 mars 2005, article 7.
4- Sauf dans le cas d'une copropriété de moins de 10 lots.
5- Loi du 10 juillet 1965, article 10, alinéa 2


Quelles sont les solutions de mise en œuvre de ce fonds de travaux pour les syndicats de copropriétaires qui, par prudence, avaient déjà voté et constitué un fonds de prévoyance avec des règles spécifiques ?
Aujourd’hui, beaucoup de copropriétés ont constitué une avance pour travaux futurs6. Cette avance continuera d’exister après 2017, mais bien évidemment, elle fera double emploi avec le nouveau fonds de travaux. Se pose donc la question du «transfert» de l’avance vers le fonds de travaux.
Je ne parle ici que des aspects comptables de ce transfert, car en général l’avance est déjà placée sur un compte bancaire séparé et il n’y a donc rien à faire d’un point de vue financier.
Contrairement à ce que proposent certains, je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’effectuer ce transfert «en un coup». D’abord, parce que rien dans la loi n’est prévu pour alimenter le fonds de travaux autrement que par la cotisation (rien ne l’interdit non plus !). Et surtout, parce que cela ne supprime pas l’obligation de cotisation. La même question se pose d’ailleurs avec la tentation d’affecter des produits (loyers, subventions...) au fonds de travaux : est-ce possible (a priori oui) ? Est-ce que cela peut remplacer la cotisation (a priori non).
Je préconise plutôt un transfert «progressif». On vote un taux de cotisation (disons 5 %) et on vote à la suite le remboursement de l’avance pour un montant équivalent avec la même périodicité, ce qui se traduira d’un point de vue comptable en deux écritures qui s’annuleront sur chaque compte copropriétaire.


Avez-vous une recommandation pour sensibiliser les copropriétaires à la mise en place de ce fonds de travaux ?
Je voudrais  rappeler que dans l’esprit de la loi ALUR, le fonds de travaux allait de pair avec deux autres mesures : le diagnostic technique global (DTG) et le plan pluriannuel de travaux (PPT)7, dans l’objectif d’améliorer l’entretien et la conservation des immeubles. Or, il me semble qu’en se focalisant sur le fonds de travaux, on a un peu perdu en route la relation entre ces trois mesures. Pour moi, il est primordial de mettre en place un PPT (sur la base d’un DTG), car c’est ce qui permet à l’assemblée de voir l’intérêt du fonds de travaux et d’évaluer le taux de cotisation, en prenant en compte d’une part les prévisions de dépenses et, d’autre part, la capacité d’épargne des copropriétaires. La loi dit que le PPT devient obligatoire quand le fonds de travaux atteint 100 % du budget prévisionnel8, mais en cotisant à 5 %, il faut plus de 20 ans pour atteindre ce seuil et entretemps le fonds de travaux aura été utilisé ! Ainsi il y a fort à parier que pour 99 % des copropriétés on n’arrivera jamais dans cette situation d’obligation. Je pense donc que le plan pluriannuel de travaux est un bon moyen pour responsabiliser les copropriétaires (et les syndics) en mettant en place dès maintenant une vision à long terme de l’entretien de l’immeuble, et pour les motiver à épargner dans cet objectif (via une avance ou un fonds de travaux).

En conclusion, nous voyons qu’une interprétation pragmatique de la loi est nécessaire, mais qu’elle ne lève pas toutes les imprécisions et qu’il est souhaitable que des décrets viennent répondre aux questions pratiques de mise en œuvre du fonds de travaux, afin d’éviter des pratiques anarchiques et des litiges prévisibles. Cela est d’autant plus urgent que pour être appliquées au 1er janvier 2017, les décisions doivent être prises en assemblée générale début 2016.

6-  Loi du 10 juillet 1965, article 18-II, alinéa 3.
7-  Code de la construction et de l'habitation, articles L. 731-1 à L. 731-5.
8-  Loi du 10 juillet 1965, article 14-2, IV.