«La préservation de l’immeuble transcende les intérêts individuels»
Avocat émérite et président du Regroupement des gestionnaires et copropriétaires du Québec (RGCQ), Yves Joli-Cœur est reconnu pour son expertise en droit de la copropriété. Il est également un médiateur et un arbitre accrédité auprès du barreau du Québec.
Yves Joli-Cœur a assisté au colloque anniversaire des 60 ans de la copropriété organisé par la revue. L’affirmation selon laquelle «la copropriété reposait sur des principes de démocratie» en France a suscité chez lui une réflexion sur les fondements du régime québécois de copropriété. Il explique que «le Québec s’est éloigné de l’idée d’un modèle démocratique égalitaire pour adopter une gouvernance essentiellement patrimoniale et technique se rapprochant du modèle des sociétés commerciales. Le syndicat des copropriétaires québécois est ainsi constitué de deux organes décisionnels : un conseil d’administration doté de larges pouvoirs qui gère au quotidien (avec ou sans l’appui d’un gestionnaire) et une assemblée des copropriétaires qui exerce une certaine surveillance de la conduite des affaires, certes, mais dont les pouvoirs demeurent limités». Yves Joli-Cœur nous livre sa «réflexion québécoise à partir d’un regard européen».
Le vote selon la valeur relative
Contrairement à l’idéal démocratique du suffrage égalitaire, le Code civil du Québec (C.c.Q) établit, en matière de copropriété divise, un système de vote pondéré. L’article 1090 C.c.Q. prévoit en effet que les copropriétaires exercent leur droit de vote en fonction de la valeur relative de leur fraction, laquelle est déterminée selon la nature, la destination, les dimensions et la situation de leur partie privative - sans égard à son usage.
Ce modèle crée un déséquilibre structurel : plus la valeur relative d’une fraction est élevée, plus le poids décisionnel de son propriétaire l’est également. Ainsi, le copropriétaire d’un grand appartement peut exercer une influence considérablement plus grande que celui d’un petit logement lors d’un vote de l’assemblée.
Il ne s’agit donc pas d’une démocratie fondée sur le principe «une personne, une voix», mais d’un régime juridique qui s’appuie sur le droit de propriété. Le droit de vote reflète ici la quote-part détenue dans les parties communes, proportionnelle à l’importance de chaque fraction dans l’ensemble de l’immeuble. Cette mécanique traduit le partage de la propriété indivise entre les copropriétaires, et non une volonté d’égalité arithmétique entre eux.
L’exclusion du droit de vote pour défaut de paiement : une logique de sanction, non d’inclusion
Là où le droit québécois marque une rupture encore plus nette avec la notion démocratique, c’est en excluant le droit de vote aux copropriétaires en défaut de paiement de leurs charges communes, conformément à l’article 1094 C.c.Q.
Autrement dit, le droit de vote en assemblée n’est pas un droit inaliénable découlant de la seule qualité de membre, mais un privilège assujetti au respect des obligations financières. Ce principe illustre une logique axée sur la préservation de l’intérêt collectif, bien éloignée de l’idéal démocratique qui reconnaît la participation de tous, y compris celle des copropriétaires en défaut.
Cette disposition n’a aucun équivalent dans la loi française du 10 juillet 1965, qui accorde à tous les copropriétaires, peu importe leur situation financière, le droit de voter à l’assemblée. Le législateur français a fait le choix d’un modèle inclusif, fondé sur la participation de tous, alors que le législateur québécois a privilégié l’exclusion dans une optique de discipline financière.
L’absence d’un cadre de participation structuré : pas de démocratie sans contre-pouvoirs
Le régime québécois de la copropriété divise ne correspond pas à une démocratie au sens classique du terme, mais il repose néanmoins sur des règles de gouvernance qui visent à encadrer la vie collective au sein de l’immeuble. Bien que la participation des copropriétaires aux décisions soit encadrée par des règles de pondération et de majorité qui favorisent la logique patrimoniale, certains mécanismes permettent de corriger les excès ou les abus.
En ce sens, l’article 1103 C.c.Q. prévoit qu’un copropriétaire peut s’adresser au tribunal pour demander l’annulation - ou, à titre exceptionnel, la modification - d’une décision prise en assemblée, lorsque celle-ci est partiale, a été adoptée dans l’intention de nuire, au mépris des droits des copropriétaires, ou encore si une erreur s’est produite dans le calcul des voix. Ce recours constitue une garantie fondamentale contre les dérives du pouvoir majoritaire.
Par ailleurs, il importe de rappeler que le conseil d’administration constitue l’organe exécutif principal du syndicat. Il est chargé de prendre les décisions courantes, de décréter les travaux nécessaires et d’imposer les charges communes, après consultation de l’assemblée lorsque la loi l’exige. Cette autorité s’exerce dans le cadre de la mission fondamentale du syndicat, énoncée à l’article 1039 C.c.Q., soit d’assurer la conservation de l’immeuble et de veiller à ce que les travaux requis pour son entretien et sa pérennité soient réalisés.
Certes, l’article 1086.2 C.c.Q. accorde la possibilité à un copropriétaire ou un administrateur de demander au tribunal d’annuler ou, exceptionnellement, modifier une décision du conseil d’administration lorsque celle-ci est partiale, a été adoptée dans l’intention de nuire aux copropriétaires ou au mépris de leurs droits. Mais il s’agit essentiellement d’une garantie contre les dérives.
Dès lors, l’exercice démocratique des droits collectifs ne saurait servir à entraver la mission du conseil d’administration. La préservation de l’immeuble constitue un objectif prioritaire, qui transcende les intérêts individuels. La copropriété n’est donc pas un régime fondé sur la volonté de la majorité à tout prix, mais un modèle juridique hybride, qui concilie le droit de propriété, l’intérêt collectif et la protection contre les abus décisionnels.
NDLR : le titre de l’entretien est de la rédaction.