Entretien : Denis Cosnard, journaliste et auteur

par YS
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Hommage à Georges Perec, un «livre immeuble»

Mais que se passe-t-il ce 23 juin 1975 dans l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier à Paris ?

Denis Cosnard, amoureux de l’œuvre de Georges PEREC, nous fait découvrir la vie des occupants de cet immeuble haussmannien. Il nous restitue pièce par pièce, les éléments du puzzle imaginé par l’auteur de La vie mode d’emploi. Une chambre de bonne, la loge de la concierge, un appartement bourgeois, la cave, un palier, un escalier, un ascenseur...

Denis Cosnard journaliste, d’abord aux Échos, puis aujourd’hui au Monde, est l’auteur du Paris de Georges Perec, la ville mode d’emploi (éditions Parigramme)

Article paru dans les Informations Rapides de la Copropriété numéro 690 de juillet / août 2023

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 ©Denis COSNARDParmi les lieux et les personnages imaginaires de Perec, pouvez-vous citer… Votre cave préférée ?

Celle des Altamont, au chapitre XXXIII de La Vie mode d’emploi. Une cave très bien rangée mais bourrée jusqu’à la gueule : «des stocks, des provisions, de quoi soutenir un siège, de quoi survivre en cas de crise, de quoi voir venir en cas de guerre», écrit Perec, avant d’énumérer tout ce qu’elle contient, farine, semoule, maïzena, fécule de pommes de terre, tapioca, flocons d’avoine, sucre en morceaux, sucre en poudre, sucre glace, sel, olives, câpres, condiments, grands bocaux de moutarde et de cornichons, etc. Et cela dure comme cela sur trois pages ! C’est lancinant et hypnotique comme une poésie, et constitue une belle image d’une forme de folie. On peut aussi y voir une allusion discrète de Georges Perec à la petite épicerie que tenait sa grand-mère Rose à Belleville. Cette épicerie devait permettre à la famille de survivre, «voir venir en cas de guerre». En fait, elle a été prise par les autorités et fermée, sans doute en 1941. Quant à la famille de Perec, des Juifs polonais des deux côtés, une grande partie n’a pas survécu à la guerre.

… l’appartement le plus foutraque ?

Sans nul doute l’appartement du troisième droite, que Perec décrit un lendemain de fête. Cela ressemble un peu à la cave des Altamont, mais version destroy. Tout est sens dessus dessous. Par terre traînent des chaussures dépareillées, une paire de collants, un haut-de-forme, un faux nez, des assiettes de carton… Il y aussi «une motte de beurre, à peine entamée, dans laquelle plusieurs cigarettes ont été soigneusement écrasées». Perec adorait les fêtes et il en donnait régulièrement chez lui, notamment quand il changeait d’appartement. Depuis sa lecture de Jules Verne, il raffolait aussi des descriptions et des énumérations. Alors, il s’en est donné ici à cœur joie !

… le personnage le plus attachant ?

Ils sont nombreux. Ceux qui me touchent le plus sont ceux dans lesquels on distingue sinon un autoportrait, du moins un reflet de Perec. Pas seulement dans La Vie mode d’emploi ! Le personnage central d’Un homme qui dort, par exemple. C’est un étudiant zombie, déprimé, qui vit dans une minuscule chambre mansardée du quartier Saint-Roch et erre dans Paris sans objectif apparent. A la fin des années 1950, Perec avait été ce jeune homme en pleine crise. Dix ans plus tard, il a mis énormément de lui-même dans ce livre, son troisième, qui est une sorte de diamant noir. A redécouvrir, vraiment.

… la description la plus improbable ?

Celle de la place Saint-Sulpice. Là aussi, ce n’est pas dans La Vie mode d’emploi. En octobre 1974, Georges Perec s’est installé pendant trois jours sur cette place parisienne, passant d’un café à un autre, pour noter ce qu’il voyait, «ce qui se passe quand il ne se passe rien». Cela a donné un texte, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui ne ressemble pas du tout aux descriptions littéraires classiques. C’est une énumération de petits riens, un autobus vide, une nuée de pigeons, une salade dépassant d’un cabas, «un homme secoué, mais pas encore ravagé, de tics» aperçu sur le trottoir… Le texte est tellement décalé, hors normes, qu’il est devenu une référence. En 2012, l’artiste Christophe Verdon a d’ailleurs apposé une fausse plaque émaillée sur le café de la Mairie, l’un des trois cafés où Perec s’était posté : «Plac G org s P r c, crivain français, 1936-1982».

… la scène la plus amusante dans une partie commune ?

Elle se déroule dans La Vie mode d’emploi, une nuit de 14 juillet. L’ascenseur tombe en panne. Quatre jeunes gens sont coincés à l’intérieur. Pour passer le temps, ils décident de jouer à la belote. Mais le jeu qu’ils ont n’est pas complet, et le temps de fabriquer avec les moyens du bord quelques cartes supplémentaires, tout le monde ou presque s’est endormi. Il n’en reste qu’un de vaillant, qui se met à chanter et réveille tout l’immeuble. Y compris le principal propriétaire, le très sévère Emile Gratiolet. Va-t-il donner leur congé aux quatre fêtards ? Miracle du 14 juillet, il les aide à s’extirper de leur étroite cabine et les envoie se coucher sans même les menacer de poursuites ou d’amendes. C’est délicieusement raconté.

… la situation la plus cocasse ?

C’est celle du lecteur de La Vie mode d’emploi. Perec le place, nous place, en situation de lire, mais aussi de jouer avec ce livre. De résoudre les énigmes, de remplir les grilles de mots croisés qui s’y trouvent. De chercher les contraintes formelles qui l’ont aidé à construire ce livre-immeuble, et qu’il a effacées… mais pas toutes. Le post-scriptum, en particulier, révèle que le livre comprend des citations «parfois légèrement modifiées» d’une quarantaine d’auteurs comme Agatha Christie, Raymond Queneau, Marcel Proust ou… Georges Perec. A nous de relire pour les retrouver !

Pourquoi faut-il relire Georges Perec ?

Parce qu’avec le recul, il apparaît vraiment comme l’un des plus extraordinaires écrivains du vingtième siècle ; les plus originaux. Que la plupart de ses textes sont d’un abord très facile, comme Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? Et que, derrière le jongleur de mots, l’acrobate de l’Oulipo, Perec était aussi un auteur d’une finesse et d’une sensibilité extrêmes, marqué à jamais par la Shoah. Autant que pour La Vie mode d’emploi, il restera pour son autobiographie à nulle autre pareille, W ou le souvenir d’enfance.

 

©Denis COSNARD