[N°634] - Entretien avec Maître Patrick Baudouin

par YS
Affichages : 3239

«Contrôler le respect du droit à la liberté religieuse avec l'application des règles du droit de la copropriété.»

Avocat à la cour d'appel de Paris, diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Patrick Baudouin a exercé durant neuf ans les fonctions de secrétaire général, puis durant six ans celles de président de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme.

La fédération des Ligues des Droits de l'Homme regroupe, aujourd'hui, plus de 180 associations de défense des droits de l'homme dans environ 120 pays du monde, Patrick Baudouin en est, désormais, le président d'honneur.

 

Quelles sont les problématiques posées le plus fréquemment par la pratique d’une religion au sein des copropriétés ?

Les problématiques de la pratique d’une religion au sein des copropriétés peuvent être classées en deux catégories principales. L’une porte sur l’implantation d’un lieu de culte ou d’une activité cultuelle dans un immeuble en copropriété, et l’autre concerne l’exercice individuel de la religion par les copropriétaires.

Dans le premier cas, il s’agira d’apprécier si l’utilisation de lots de copropriété à des fins cultuelles est d’une part, conforme à la destination de l’immeuble, et si elle est d’autre part, de nature à porter atteinte, notamment, par les nuisances, aux droits des autres copropriétaires.

Si la situation est simple au regard de la destination de l’immeuble lorsque le règlement de copropriété contient une clause d’habitation bourgeoise exclusive ou, au contraire, autorise toutes activités, elle peut s’avérer plus complexe et sujette à interprétation pour des immeubles qui, en dehors de l’habitation, comportent la possibilité d’affectation de lots à d’autres usages déterminés, par exemple de professions libérales, de bureaux, de commerces.

En ce qui concerne les nuisances, les copropriétaires titulaires des lots d’habitation, dans un immeuble à caractère d’occupation mixte, font fréquemment valoir que l’arrivée d’un lieu de culte va inévitablement entraîner des troubles, du fait d’allées et venues multiples, de bruits, d’atteintes aux parties communes, de risques pour la sécurité…, avec l’objectif d’essayer d’empêcher l’exercice de l’activité cultuelle projetée.

L’un des moyens utilisés à cette même fin pourra être pour ces copropriétaires de refuser d’accorder en assemblée générale les autorisations relatives à des travaux affectant les parties communes ou l’aspect extérieur de l’immeuble dont l’exécution sera généralement nécessaire pour permettre une mise en conformité des locaux avec l’utilisation prévue. C’est ainsi, dans le cadre de contentieux, tout un ensemble de considérations touchant à la destination de l’immeuble, aux troubles potentiels, aux travaux, qui seront à prendre en compte par la juridiction saisie.

La seconde problématique rencontrée se rapporte à l’exercice individuel de la religion dans un immeuble en copropriété. Il peut s’agir de pratiques individuelles à l’intérieur même des parties privatives, se traduisant par des gênes sonores ou olfactives occasionnées au voisinage. Mais, le plus souvent, il s’agit de difficultés liées à l’utilisation des parties communes.

Il en va ainsi, par exemple, de litiges générés du fait que des copropriétaires, qui au nom de leur religion, ne peuvent en certaines périodes manipuler aucune forme d’énergie, en particulier électrique, exigent une modification de parties communes ou éléments d’équipement commun, tels que les services d’éclairage fonctionnant à l’électricité.

Un certain retour du religieux dans la vie collective se répercute de la sorte dans la gestion des immeubles en copropriété.

 

Comment sont appréciés les arguments en faveur de la liberté de culte par les tribunaux ?

Les tribunaux sont amenés à apprécier dans les procédures dont ils sont saisis, les arguments soulevés en faveur de la liberté de culte. La liberté de religion est, en effet, une liberté fondamentale, garantie par la Constitution française, comme par les déclarations et conventions internationales des droits de l’homme. Toutefois, cette liberté trouve sa limite, comme toute autre, dans l’atteinte aux libertés d’autrui. Il s’agit, en l’espèce, pour les juges de contrôler le respect du droit à la liberté religieuse avec l’application des règles du droit de la copropriété.

Il a ainsi, été retenu, dans une motivation d’arrêt qui pose parfaitement cette règle, que la liberté fondamentale de religion qui résulte de «l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et de la loi du 9 décembre 1905 garantissant la liberté religieuse et des cultes doit s’exercer en harmonie avec les lois et règlements régissant la vie sociale et notamment avec les dispositions d’ordre public du statut de la copropriété»1.

Par rapport aux problématiques évoquées, les juridictions prennent en compte de manière effective l’impératif de ne pas porter atteinte à la liberté de culte, et de n’apporter une limitation que lorsqu’il y a violation d’une disposition du droit de la copropriété impérative pour tous ou une atteinte manifeste aux droits des autres copropriétaires.

Dans un immeuble à caractère mixte d’utilisation (habitation, bureaux, commerces…), l’activité cultuelle sera rarement considérée comme non conforme au règlement de copropriété ou à la destination de l’immeuble. De même, une telle activité n’a pas lieu d’être interdite s’il n’est pas démontré en quoi elle serait de nature à créer des nuisances ou des risques excédant ceux qui pourraient résulter de la destination de l’immeuble, ou dépassant les nuisances résultant de l’activité antérieurement exercée dans les locaux2.

En revanche, dans le cas de lots définis comme boutique et arrière boutique affectés à une activité cultuelle et culturelle avec célébration d’offices religieux, impliquant «les allées et venues de nombreux fidèles à des heures matinales ou tardives, le bruit de chants, l’organisation de fêtes et de réceptions …», outre «rassemblements importants dans le hall d’entrée les jours de cérémonies religieuses, amoncellement de déchets dans le local poubelle, nuisances sonores dues à la climatisation», la Cour suprême a considéré que les activités exercées étaient contraires à la destination de l’immeuble3.

Une limitation doit effectivement être apportée, ne serait-ce aussi que pour des motifs sécuritaires, en présence d’implantations de plus en plus fréquentes non seulement de lieux de culte mais d’établissements d’enseignement ou de crèches à caractère confessionnel, ou de salles de réunion utilisées par des associations cultuelles pour des manifestations festives bruyantes, dans des locaux qui, par leur situation, leur configuration ou leur structure, ne sont pas adaptés à une telle utilisation.

Pour ce qui est de l’exercice individuel de leur religion par les copropriétaires, la jurisprudence paraît avoir tendance à considérer que les arguments en faveur de la liberté de culte, tirés des textes fondamentaux nationaux et internationaux relatifs aux droits de l’homme, ne sauraient remettre en cause le droit des autres copropriétaires à voir appliquer les dispositions d’un règlement de copropriété constituant la charte contractuelle opposable à l’ensemble des copropriétaires.

La Cour suprême retient à cet égard que la liberté religieuse ne peut avoir pour effet de rendre licites les violations du règlement de copropriété, et que c’est dès lors à bon droit qu’a été prise la décision d’interdiction d’installation temporaire sur un balcon d’une cabane faisant à l’évidence partie des ouvrages prohibés et portant atteinte à l’harmonie de l’immeuble4.

Une juridiction du fond, saisie du cas de copropriétaires qui remettaient en cause par la demande de fourniture d’une clé d’accès une décision définitive d’assemblée générale ayant fixé les modalités dudit accès, a habilement jugé que s’il était fait droit à cette réclamation, il en résulterait pour les autres copropriétaires, aux convictions différentes, lesquels ne pourraient solliciter utilement une telle remise en raison du caractère définitif de la résolution prise, «une différence de traitement fondée sur la religion et, par conséquent, une discrimination prohibée tant par l’article 14 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme que par les articles 225-1 et 225-2 du Code Pénal»5. Autrement dit, il s’agit de faire prévaloir la règle de l’égalité de traitement entre tous les copropriétaires y compris quant à leur religion respective.

 

Pensez-vous qu’il soit utile de légiférer en la matière ?

La question peut être posée de savoir si, pour clarifier un panorama jurisprudentiel parfois difficile à appréhender, il serait utile de légiférer. 

La réponse semble devoir être négative pour plusieurs motifs.

Les cas de figure évoqués sont divers et on voit mal quelles règles supplémentaires pourraient être édictées pour y apporter une réponse législative suffisamment concise et précise.

S’il s’agit de la destination de l’immeuble, elle ne peut résulter que de la rédaction du règlement de copropriété. En ce qui concerne les nuisances, il y a lieu là aussi de se reporter aux dispositions du règlement de copropriété, ou à l’application de la notion de troubles de voisinage, laquelle ne peut être dans son appréciation que jurisprudentielle. Quant au comportement personnel du copropriétaire dans sa pratique de la religion, ce sont également les droits des autres copropriétaires définis au règlement de copropriété qui devront être pris en considération pour se prononcer sur l’existence ou non d’une violation commise.

Outre la difficulté de définir le contenu sur lequel il y aurait lieu de légiférer quant aux conditions d’exercice d’un culte au sein d’une copropriété, le risque serait, dans un contexte social déjà tendu sur le sujet religieux, de susciter un débat supplémentaire, et largement inopportun, de nature à aviver les tensions. Car le législateur serait amené à adopter des dispositions nécessairement soit plus favorables, soit, au contraire, plus restrictives, quant aux possibilités d’exercice d’une activité cultuelle. Dans les deux cas, il y aurait quasi inévitablement une source de mécontentement et de crispation.

De plus, il existe un socle ancien et précieux en matière de libertés qu’il convient de préserver sans l’alourdir inutilement. L’accumulation de textes législatifs, comme on le voit en matière de liberté d’expression, loin de limiter les situations conflictuelles, ne fait souvent, à l’inverse de la volonté affichée de leurs auteurs, que les multiplier, et il paraît préférable en l’espèce de laisser à la justice, malgré ses imperfections, le soin, avec les textes existants, de maintenir le délicat équilibre entre droit à la liberté religieuse et droit de la copropriété.

 

 


1- CA Paris, 14è Ch. A, 16 janvier 2002, AJDI 2002, p. 389. 
2- Cass. 3è Civ., 20 juillet 1994, Bull. 1994 III n° 156 ; Cass. 3e Civ., 8 mars 1995, Bull. 1995 III n° 74.

3- Cass. 3e Civ., 16 sept. 2015, Admin., janv. 2016, p. 36, comm. J.-R. Bouyeure.

4- Cass. 3e Civ., 8 juin 2006 : Admin., nov. 2006, p. 393, obs. J.-R. Bouyeure.
5- CA Paris, 23e ch., 20 février 2003, Admin., mai 2003, p. 48.